
Genève: spiritualité et mystique en débat
Des illuminés, les mystiques? Au contraire. «Les pieds dans la glaise», ils dialoguent avec la société et s’y engagent après une période de retrait dévolue à l’illumination et à la contemplation. Tel était le propos du débat «Spiritualité et mysticisme» qui s’est tenu le 19 mars 2025 dans la salle des fêtes du Sacré-Cœur à Genève. La rencontre se tenait dans le cadre du festival «Il est une foi», organisé par l’Eglise catholique à Genève.
Geneviève de Simone-Cornet pour cath.ch
Côte à côté, chacun éclairant le thème selon ses compétences, les professeurs à l’Université de Genève Mariel Mazzocco, responsable des enseignements et de la recherche en spiritualité, et Ghislain Waterlot, professeur de philosophie de la religion et d’éthique. Pour celui-ci, si le mot «mystique» renvoie à des choses cachées – mais non pas «bizarres ou farfelues» – , il évoque aussi une rencontre, une expérience: «L’irruption dans une vie de ce qui n’est pas attendu; et hors de mesure. L’irruption de Dieu». Cette irruption plonge le mystique dans un état de conscience qui se décline selon deux modes: une ouverture à l’immense, ce «sentiment océanique» qu’évoquait l’écrivain Romain Rolland, une expérience immanentiste qui génère un autre rapport au monde, reconnu comme création et présence de Dieu; et une relation à une altérité, la rencontre, dit la philosophe Simone Weil, avec «un visage aimé qui vient à vous et vous accueille».
Dedans et dehors sont liés
La soirée, animée par Geoffroy de Clavière et Guylaine Antille, de l’Eglise catholique romaine de Genève, devant une septantaine de personnes, a permis d’expliciter les notions de contemplation, d’engagement et de vie. Autant d’étapes du cheminement spirituel des mystiques: la contemplation ou le retrait du monde, l’engagement ou le retour dans le monde, la vie ou la reprise d’une existence quotidienne transfigurée.

Pour Mariel Mazzocco, «la mystique naît à l’intérieur de nous: elle est cette étincelle divine en nous qui allume la quête de l’essentiel, le désir de l’infini», car «l’être humain, disait déjà le poète et mystique soufi Rumi au 13e siècle, est un être de désir, en tension vers l’infini». «La mystique commence par la méditation – expérience similaire dans toutes les cultures – qui implique un recentrement en soi. Mais elle ne coupe pas du monde, loin de là: le mystique s’inscrit dans un dialogue avec la société lorsqu’il tente de parler de l’ineffable, et il s’y engage pour la transformer. Vie intérieure, vie active et vie sociale sont liées: le dedans implique le dehors.»
Mystique et témoin
Car, a expliqué Ghislain Waterlot, le mystique authentique, contrairement à ce qu’on a tendance à penser, est très demandé: «Il est un phare, un repère pour des gens désorientés. Ainsi, il n’est pas seul! Poussé de l’intérieur à parler de ce qu’il vit, il nous apprend qu’une autre vie est possible et que notre existence est factice, que la vie est ailleurs que là où nous mettons nos priorités. Le retournement intérieur qu’il a vécu change la totalité de son existence et il doit diffuser quelque chose de ce qu’il a reçu, devenir témoin».
Ainsi, contemplation, engagement et vie vont de pair. Et «le retrait, s’il est indispensable, n’a qu’un temps, pour que les nœuds de l’existence s’estompent»; «ce moment d’enracinement, ce lieu d’une relation seul à seul, est temporaire». Car, a poursuivi Ghislain Waterlot, «celui qui entre en relation avec Dieu est appelé à se donner. Le mystique n’est pas centré sur lui-même. D’ailleurs, s’il reste isolé, c’est un mauvais signe».
«Au cœur de la beauté»
«Il est une foi», les rendez-vous cinéma de l’Eglise catholique romaine de Genève, auront lieu cette année aux cinémas du Grütli du 30 avril au 4 mai sur le thème «Au cœur de la beauté». Ils célèbrent leur dixième anniversaire avec au programme vingt films et dix débats. Lors de la soirée inaugurale du 28 avril, le public pourra écouter l’anthropologue et sociologue français David Le Breton. > Programme GDSC
François d’Assise en est un bon exemple, a relevé le professeur. «Sa proximité intense avec le Christ» s’est traduite par «un engagement dans une vie de pauvreté en opposition à la posture moderne qui voit dans la nature une chose à exploiter. Il a incarné une nouvelle manière d’habiter le monde, de l’éprouver, le laissant entrer en lui. Et il a eu des disciples, il a fondé des communautés, signe que son expérience mystique était authentique.» Aujourd’hui, dans son sillage et celui de l’encyclique du pape François «Laudato si’», nous sommes invités à porter un autre regard sur la création: nous ne sommes pas au-dessus d’elle, mais des êtres vivants parmi d’autres êtres vivants.
Le défi de la liberté intérieure
Certes. Mais comment être mystique à Genève en 2025? Question quelque peu provocatrice de Geoffroy de Clavière, mais présente dans tous les esprits. «Il faut apprendre à habiter pleinement le moment présent, a répondu Mariel Mazzocco. Etre à l’écoute ici et maintenant. Changer notre regard sur le monde: voir au-delà du sensible, voir les choses comme elles sont.» Et être libre intérieurement: «C’est le grand défi, qui implique de se déconditionner, de se débarrasser de ses peurs, de ses préjugés, de ses idées préconçues pour s’ouvrir aux autres».

Mariel Mazzocco a ensuite mis en garde contre une quête de sens «utilitariste, qui vise des expériences sublimes: cette quête veut combler un vide, elle est une évasion, une fuite de soi, et on reste dans la dépendance. Alors que la spiritualité s’accomplit dans la liberté, dans la mise à distance des choses et des gens. Ne les laissons pas prendre trop de pouvoir sur nous!». «Il faut être près des choses, non dans les choses», a-t-elle ajouté, citant Maître Eckhart, mystique rhénan du 13e siècle. Et «saisir les touches de transcendance dans le quotidien, ce qui va à l’encontre de la quête du merveilleux qui caractérise trop souvent notre époque. Tout commence en nous, dans un cheminement à la découverte de notre être véritable.»
Les contes de fées, thème du cours que Mariel Mazzocco donnera au semestre de printemps, illustrent bien cette thématique avec «des personnages en quête d’identité, engagés sur le chemin, spirituel, de la découverte de soi. ‘La Petite Sirène’ d’Andersen raconte la quête de l’âme immortelle; et le miroir, dans ‘Blanche-Neige’ et ‘La Reine des Neiges’, est le miroir de l’âme, le reflet de notre intériorité.» (cath.ch/gds/bh)
Les pieds sur terre
Y a-t-il une méthode pour vivre une expérience mystique? «Méfiez-vous des méthodes!, a affirmé Mariel Mazzocco. Le point de départ, c’est la méditation, une prière silencieuse qui nous recentre dans l’ici et le maintenant.» L’expérience mystique, a rappelé Ghislain Waterlot, «se situe sur un autre plan: un événement survient qui ouvre à autre chose».
Méfiance, aussi, face à ceux qui prétendent: «Je suis un mystique». «Aucun d’entre eux, que ce soit Thérèse d’Avila ou Madame Guyon, ne s’est autoproclamé mystique.» Et les extases? «Ce sont des jouets dont Dieu se sert pour séduire les enfants», disait Jean-Jacques Olier, mystique du 17e siècle.
Quant au discours mystique, il compte trois temps, a précisé Ghislain Waterlot: l’illumination ou la joie de la présence éprouvée; la déréliction ou le temps de l’esseulement, du délaissement; une fois la souffrance traversée, la restauration ou l’état d’union, la présence de Dieu vécue dans la confiance, une vie stable mais habitée.
Et puis, si le 17e siècle a connu une floraison mystique, «il est toujours temps parce qu’il n’est jamais temps, a lancé le professeur sous forme de boutade. Toutes les époques sont précaires, et si certaines sont plus propices à la spiritualité, elle est toujours là, et pas si hors de notre portée que nous le croyons!» GDSC
© Centre catholique des médias Cath-Info, 20.03.2025
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(de g. à dr) Geoffroy de Clavière, Mariel Mazzocco, Ghislain Waterlot et Guylaine Antille | © Geneviève de Simone Cornet